Michéa Jacobi, toutes ces vies derrière lui, par Samuel Brussell, Le Temps, 20 décembre 2019
L’écrivain et dessinateur a d’abord marché dans Marseille, sa ville. Avant de se lancer dans une série de portraits de marcheurs, énergumènes venus de tous les horizons et de tous les âges. A la fin du voyage, on se sent moins seul.

1836-1937
Par sa culture joyeusement encyclopédique, son humour pince sans rire, sa modestie, ses facéties et, qualité plus rare, par une certaine bonté d’âme qui transpire à travers chacun de ses personnages, Michéa Jacobi rappelle l’humanisme de Raymond Queneau; son excentricité naturelle le rapprocherait du roman de l’auteur normand, Les Enfants du limon, inspiré des cas les plus originaux de la vie littéraire. Ce discret écrivain protéiforme, comme ses sujets, vaut que l’on s’instruise de sa biographie : natif d’Arles, du faubourg de Trinquetaille, Jacobi, devenu adulte, se transféra à Marseille, où il exerça le métier d’instituteur tout en écrivant des livres et des articles de journaux ; il fonda même une revue qu’il nourrit de ses rubriques et dessins et qui perdura quelques années, Le Midi illustré, devenu une rareté bibliophilique. De ses chroniques « Le Piéton de Marseille » publiées dans Marseille Hebdo, il tira un délicieux volume, Le Piéton chronique. Vies multiples est le sixième volume, après Jouir, Songe à ceux qui songèrent, Renonçants, Xénophiles et Walking Class Heroes, de brèves biographies animées (on y marche, on y exulte, on y bouge, on s’y agite) dont l’inspiration lointaine est l’entreprise littéraire biographique de l’écrivain anglais du XVIIe siècle, John Aubrey, auteur des Vies brèves. Les classes des écoles marseillaises dans lesquelles enseigna Jacobi comptaient en moyenne vingt-six écoliers, comme l’alphabet latin compte vingt-six lettres, et il eut l’idée de composer vingt-six volumes de vingt-six vies, dont l’ensemble a pour titre Humanitatis Elementi, comme un double hommage à l’écriture et aux êtres (le titre original était Tout être).
« Ce sont des personnages que j’aime et que j’admire, nous dit Jacobi, et,
au-delà de la fantaisie dans laquelle ils vivent, il y a leurs mouvements,
leurs gestes, leurs mots que j’essaie de rendre dans ces pages de façon
informative. »
Après avoir voyagé en compagnie de cette foule d’énergumènes venus de tous les
horizons, adeptes ou rénégats de toutes les fois, aristocrates, prélats,
aventuriers, actrices, explorateurs de tous acabits, on a l’impression
d’entrevoir la silhouette anarchisante du phénomène démocratique : Jacobi
ne juge jamais son sujet, il laisse le lecteur libre en refusant de forcer le
mystère.
L’écrivain occitan Max Rouquette, qui admirait le style de Léon Daudet sans
être dupe de ses frasques peu glorieuses, résumait ainsi son sentiment :
« L’homme est un mystère sans fond. »
De l’éditeur Robert Denoël, Liégeois monté à Paris, Jacobi écrit :
« Il milite pour l’Ordre des Éditeurs que veut imposer Pétain. Il parvient
ainsi à faire vivre tout son monde et à publier des livres plus recommandables.
On croit savoir qu’il ne met personnellement la main à aucun acte de
délation. » Et le portrait de l’homme abattu à la Libération se clôt par
un requiescat in pace :
« On n’a jamais trouvé l’assassin de Robert Denoël. Même la balle qui le
tua ne savait pas de quel homme elle trouait la peau. »
De Judas Iscariote, il offre quasiment la rédemption. Si Charles Maurras le
condamne sans appel – « Il fut traître et avare, traître par
avarice » –, Jacobi cite les témoignages plus nuancés d’Augustin, pour qui
le crime pouvait être absous, et de sœur Catherine, qui concédait que
« l’apôtre avait mal compris le message de Jésus ». « Judas
était-il un donneur ordinaire ou l’apôtre désigné par les cieux pour que la
parole divine s’accomplisse ? Un nationaliste égaré dans un groupe
mystique ou un matérialiste borné n’espérant du Royaume promis par son maître
que des bénéfices personnels ? » se demande Jacobi.
La figure de Judas revient dans le portrait de Francisco Quevedo y Villegas
dans une phrase lapidaire du poète espagnol : « Et combien après lui
ont vendu et acheté Jésus ! » Quevedo, qui « eut avec Mahomet
une longue conversation au cours de laquelle le prophète lui expliqua qu’il
avait interdit le vin parce que l’Alcoran était pour ses ouailles une source
suffisante d’ivresse. »
C’est sur une citation du Coran que s’ouvre l’éloge d’Abou Abd Allah Muhammad,
dit Ibn Battuta, voyageur confiant : « Dieu a établi pour vous la
terre comme un tapis afin que vous suiviez des voies spacieuses. »
« Il ne voulait pas que le voyage changeât la moindre chose en lui. Il se
déplaçait pour vérifier que le monde était fixe et que les seules différences
entre ses régions ne consistaient qu’en anecdotes et variations », écrit
Jacobi sur le voyageur tangérois « qui voyagea comme on prie, ou comme on
appelle à la prière ».
Jacobi prouve dans ces narrations qu’il n’y a que le ton, que la voix, qui font
le style de celui qui raconte des histoires et créent à chaque fois une forme
unique. Ses histoires nous rapprochent de nos contemporains, proches ou
lointains dans le temps, tel l’Orrorin
tugenensis, « lointain camarade d’il y a sept millions d’années,
découvert par les paléontologues au Kenya en l’an 2000, qui marchait à peu près
comme nous le faisons ». En fréquentant ces vies multiples, on se sent un
peu moins seul, on prend la mesure du monde et de la vie.