Le démon de saint Jérôme
Le démon de saint Jérôme
Jacques Damade La presse en parle Le démon de saint Jérôme, Lucrèce Luciani
Le démon de saint Jérôme de Lucrèce Luciani par
François Huglo

Si par « fou littéraire » on entend fou de littérature, saint Jérôme en est un fameux, « sorte de Borges du IVème siècle entièrement voué au culte des livres » (ou un Montaigne de mauvaise humeur ?), mais loin d’être un saint de la Littérature divinisée, il se rêve flagellé ou plutôt, titre donné par Lucrèce Luciani au premier des trois chapitres de son livre, rêve « la bibliothèque flagellée ». Retenons deux répliques de ce « cauchemar initiatique » conté par le Doctor Maximus à sa pupille spirituelle Julia Eustochium, celle du juge : « Tu mens, dit-il, c’est cicéronien que tu es et non pas chrétien ; où est ton trésor, là est ton cœur ». Et celle de Jérôme : « Seigneur, disais-je, si jamais je possède des ouvrages profanes ou si j’en lis, c’est comme si je te reniais ». Plus loin : « Depuis, j’ai lu les livres divins avec plus de soin que je n’avais lu jadis les ouvrages des mortels ». Peinte par Sano di Pietro, la scène onirique rappelle « l’éviction d’Adam du paradis », ce refoulé qui forcément revient : « Jérôme lisait Cicéron le jour et Platon la nuit, les préférant au style négligé des livres saints », et il « emporte Virgile au désert ». Mais « au-delà ou en-deçà de la distribution entre bonnes et mauvaises lectures », c’est « le vice de la lecture » qui est puni et la littérature flagellée, une lecture en chair et en os inséparable du medium accessible à tous les sens, du « corps qui lit ou écrit, soit exactement la même chose pour Jérôme ». Jusque dans le désert, « le vecteur littéraire » est « constitutif de Jérôme, son aiguillon de chair ». Et « par-dessous la foi lui servant de paravent, de paratonnerre, on voit bien comment ça continue de circuler en réalité ».
Des « trois protagonistes principaux (avec Augustin et Paul de Nole) », Jérôme est « bien le seul à incarner à ce point » une « lutte des Lettres sans merci, entre le texte païen et le texte divin », en cette période historique à cheval entre volumen et codex comme entre papyrus et parchemin, « celle d’une exclusive imposition des mains. On note, on écrit, on copie, on recopie, on lit et on relit pour vérifier chaque paragraphe, chaque feuille », folia du liber, les livres libri étant disposés en dômes de bûchettes dans la bibliothèque astelier ou tas d’attelles de bois (psychanalyste, Lucrèce Luciani attire notre attention sur le bruissement forestier des mots et des métaphores qu’ils portent). Jérôme, homme-bibliothèque comme on dit homme-orchestre (il l’est aussi, à la fois épistolier, styliste, traducteur de la Bible en latin, romancier, guide spirituel, conférencier satiriste, polémiste, et se désigne : « philosophe, rhéteur, grammairien, dialecticien, hébreu, grec, latin, trilingue »), la transporte partout, dans ses armaria(niches creusées dans la paroi du mur), ses capsae (boîtes à livres ou à reliques), son studiolo, de Rome à Chalcis, enfin à Bethléem où, dans son atelier d’écriture, il fabrique toujours plus de livres, de « niais ou littéralement “encore au nid”, nidus signifiant “nid” chez Cicéron, “nichée” chez Virgile et “rayon de bibliothèque” chez Martial ». Mais « Akédia en embuscade » (acédie : démon de l’indifférence menaçant les pères du désert, « l’Ennui » dirait Baudelaire), d’Antonio da Messina à Cranach l’Ancien, « au commencement de Vanité en peinture est Jérôme ». Les premières pages du livre offrent de beaux échantillons de cette iconographie : gravure de Dürer, retable de Sano di Pietro, tableaux d’Antonello da Messina, Lorenzo Lotto, Colantonio, où le seul compagnon de l’ascète érudit est le lion qu’il a apprivoisé après lui avoir ôté une épine du pied, lion né en vérité de l’erreur d’un copiste qui, dans Le Pré spirituel, aurait lu Hyéronime au lieu de Gérasime. En approchant l’oreille des textes, on entend mieux la « fantastique rumeur » des livres grouillant dans le cerveau, le corps, les membres. « Avec Jérôme, ça ronfle, ça mugit au moins autant que dans l’imprimerie infernale de William Blake. Les phrases sont lancées à la volée et retranscrites aussi vite sur la tablette » par le notario, artisan tachygraphe, nous dirions sténographe. Auprès de lui trottine aussi un alumnus, instruit à l’art du copiste. La langue de Jérôme est « le calame du scribe qui écrit vite », sa main « taille et coud sans discontinuer » pour « les beaux yeux vairons de sa bibliothèque, l’un divin, l’autre mécréant ». Pour lui comme pour son correspondant, le pape Damase, « lire sans écrire, c’est dormir », et dans la préparation des feuilles il ne faut « pas oublier les marges à inscrire les commentaires ou illustrations ».
Le chapitre II, « Le Cabinet de lecture », s’attarde sur le tableau d’Antonello da Messina (1474) : chat, oiseaux, plantes, « tout le monde a l’air mort là-dedans », sauf les livres « grimpés partout » qui « jouent à saute-mouton ». Sortis du Cabinet et du tableau, ils voyagent, « milliers de lettres » de Jérôme ou d’Augustin, « véritables bibliothèques nomades hissées sur le dos des messagers qui prennent la mer ». Les esclaves porteurs sont précieux, « on se les échange, on se les recommande ». Dans sa grotte de Chalcis ou sa cellule de Bethléem, Jérôme est un « passe-muraille ». Mais un travail spécifique de l’écrit renforce la parole en différant son envol : « Nous n’avons pas en dictant la même élégance qu’en écrivant nous-même ; dans ce dernier cas, nous retournons souvent le style pour écrire et réécrire des phrases qui soient dignes d’être lues ; dans l’autre, nous débitons rapidement et avec volubilité tout ce qui nous vient à la bouche ».
Un « aéropage féminin » entoure Jérôme : « mères et filles tombent dans ses filets (…) Il dirige leur conscience, leur vie ; leurs lectures évidemment. Il les fait jeûner, les empêche de dormir, de se reposer (…). Il veut la Femme mais il la veut blême, soumise, servante, enfermée, chaste ». Il « insiste sur la virginité à propos de laquelle il est d’une intransigeance absolue ».
Le chapitre III, « le désert », cite une lettre où Jérôme attise les voluptés d’un ascète : « les jeûnes avaient pâli mon visage, mais les désirs enflammaient mon esprit, le corps restant glacé ». Lucrèce Luciani rappelle qu’à cette époque « l’aspirant au désert est paulinien à la lettre, militant et combattant christique contre l’amour humain, le sien au premier chef ». Mais « c’est peut-être davantage d’avoir lu d’abord ces tentations qui permet à Jérôme de les éprouver ainsi ». Don Quijote ascète, « il se met littérairement en scène ». Il « fustige le mariage au profit de la sainte virginité », mais « Paul, l’inventeur du christianisme, (dont on néglige ou ignore qu’il est antérieur aux Évangiles) a-t-il dit les choses autrement que dans la bouche et par le bras de Jérôme (et des fameux ermites) ? Jérôme n’invente rien, il applique à la lettre comme dans l’esprit ce nouvel amour dont le nom agapè rime avec l’éradication de l’éros ».
Reste qu’avec Jérôme et quelques autres « la lecture occidentale reçoit son acte de naissance. La question n’est pas tant qu’elle est lectio divina (bien entendu) que cette sorte d’ombilic qui s’invagine alors dans le paysage lettré sur le modèle cicéronien. Il s’agit de faire de la place et de l’espace à la lecture ». Cicéron célébrait l’otium litteratum : « Quoi de plus délicieux que le loisir lettré, j’entends consacré aux lettres qui nous donnent de connaître l’infinité des choses et de la nature, et dans le monde même où nous sommes, le ciel, la terre et les mers ? ». Lucrèce Luciani ajoute : « l’otium n’a pas besoin de lyrisme, de transcendance. Il s’offre à vous comme un havre, comme une grotte où votre pensée vient s’écarquiller (…). Il vous faut soigner votre otium, l’embellir, le faire croître. Plus encore que d’être un espace, l’otium est le temps ». Ce temps libre (ou livre) nous mène de Jérôme à Cicéron (le juge du « cauchemar initiatique » avait raison). Pourquoi pas de Cicéron à Paul Lafargue ?
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Jacques Damade La presse en parle Le démon de saint Jérôme, Lucrèce Luciani
Lucrèce Luciani : « Le démon de saint Jérôme ; L’ardeur des livres », Editions La Bibliothèque, 2018. Sur Lexnews…
Lucrèce Luciani nous livre un bien iconoclaste saint Jérôme ! Ni hagiographie ni énième Légende dorée, encore moins histoire de la Vulgate (cette traduction latine de la Bible léguée par le saint) ou des Saintes Écritures, non, Lucrèce Luciani est atteinte en ces pages de « daïmônia » de lectures et de livres, et saint Jérôme en est son meilleur daïmôn. Elle l’écrit haut et fort et le titre même de l’ouvrage en est le cri d’espoir : « Le démon de saint Jérôme ; L’ardeur des livres ». Et qui d’autre, en effet, que saint Jérôme, ce grand érudit du IVe s., ivre de connaissances avec sa soif insatiable et impénitente de lectures, de traductions, de disputatio, de commentaires, et son fort caractère, pouvait mieux convaincre et séduire ? Cependant, Jérôme de Stridon n’est nullement pour l’auteur un pur et simple prétexte, il est bien plus, mieux et au-delà de cela ! C’est une véritable projection choisie et désirée. Parcourant la vie et l’œuvre du saint homme, Lucrèce Luciani, avec une exaltation volontairement exposée, projette en effet toute sa passion des livres et de l’écriture. Ardeur, amour, passion, aucun mot ne semble assez fort pour elle ! Psychanalyste lacanienne, elle en connaît cependant, pour le meilleur et le pire, le processus et les ressorts, et en joue pour ses lecteurs à merveille. Traversant la vie de saint Jérôme, de Dalmatie en Orient, du désert de Chalcis à Rome, puis à Bethléem en compagnie du fameux lion du saint et de ses lecteurs (à moins que cela ne soit l’inverse), c’est tout son amour des livres et de l’écriture que l’auteur entend partager dans une stylisation littéraire volontiers décalée. La lecture, bien sûr, et l’écriture, toutes deux si débordantes, dévorantes et dont saint Jérôme se révéla être le plus grand pêcheur parmi les lecteurs ; mais aussi les livres eux-mêmes en ce IVe siècle, tablettes, volumen, parchemins, codex déroulés, posés, exposés, là, devant le lecteur, dans tous leurs états ! Ainsi défilent dénominations et étymologie, fabrication, rangement, circulation, lorsque saint Jérôme les écrivait, les rangeait, les convoitait et les lisait, surtout la littérature païenne au grand dam de son ami Rufin ; cela lui vaudra le fameux songe que l’on sait et sa retraite dans le désert de Chalcis… Et pourtant, de retour à Rome en 382, si Jérôme, ce saint polyglotte qui connaissait le grec et même l’hébreu, contrairement à saint Augustin, traduisit, pestant et vitupérant, pour mieux les réviser sur la demande du Pape Damase les quatre Évangiles, une partie de l’Ancien Testament et plusieurs fois le Psautier, jamais le saint homme ne put cependant s’empêcher de lâcher et de lire Cicéron ! Lucrèce Luciani entend transporter tout autant sa passion des livres au IVe siècle que son lecteur, et si le saint n’avait pas été si bien gardé par son lion (dont la légende est déjà quelque peu malmenée), Jérôme ne s’en serait peut-être pas sorti indemne ! Pour cela, elle n’hésite pas à entraîner son lecteur non seulement dans les précieux thêkê ou étranges bibliotheca de l’époque du saint, mais aussi dans les tableaux ou gravures qui le représentent, ceux de Sano di Pietro, Lotto, d’Antonello da Messina, de Colantonio ou Dürer donnés en illustration… Mais, là encore, il ne s’agit pas seulement pour Lucrèce Luciani d’apercevoir ni même de voir ces représentations, mais d’inviter littéralement son lecteur à y entrer de plain-pied, celle-ci pointant de son calame le détail qui nous avait échappé, espérant à chaque page, chaque voyage ou retraite du saint, un véritable partage avec son lecteur, une ardente communion… Au lecteur d’y consentir !
L.B.K.
Le démon de saint Jérôme de Lucrèce Luciani
Jacques Damade La presse en parle Le démon de saint Jérôme, Lucrèce Luciani
Le démon de saint Jérôme – L’ardeur des livres
Quand Jacques Damade m’a adressé ce petit livre, me le recommandant avec sa discrétion habituelle, j’ai compris pourquoi à la lecture du sous-titre: « L’ardeur des livres ». C’est une célébration du saint patron des traducteurs certes, mais surtout un hymne à l’amour des livres. Vivre dans « l’ardeur des livres » est plus qu’un modus vivendi, c’est une passion, oui dévorante, ardente o combien! Jacques Damade, écrivain et éditeur de bibliothèque(s) en sait quelque chose, heureux contaminé, son amour des livres (bibliofolie) est contagieux, salubrement. Pour notre plus grand bonheur. Et il a trouvé en Lucrèce Luciani* un alter ego en matière d’addiction livresque. Ce que cette psychanalyste extrêmement cultivée nous propose n’est pas la stricte bio-hagiographie de Jérôme de Stridon (347-420), de besogneux scoliastes l’ont faite et elle renvoie sans autre forme de procès à leurs honnêtes travaux. Non, ce qui l’intrigue et picote sa sagacité est ce qui dévore, obsède ce pauvre saint Jérôme: son avidité de lire et d’écrire qui paraît sans borne, définitivement irrassasiable. Bref le daïmon de saint Jérôme, cette lubie on ne peut plus idiosyncrasique qui en fait un lettré peu commode et un grand saint, finalement pas si « catholique » que cela… Car on est saisi par la variété des dons et surtout par la buissonnante graphomanie du saint qui fait feu de tout bois, ou plutôt de tout calame, stylet, sur le moindre support qui lui tombe sous la main. De fait Jérôme, fut un grand traducteur certes, mais aussi romancier, épistolier, copiste, polémiste, plagiaire. Bref, bibliothèque humaine à lui-seul. On a du mal à imaginer, « à l’aube de l’écrit » comme dit Jacques Damade, l’extraordinaire appétence que suscita au IVe siècle ce vieux et pourtant toujours nouveau médium qu’est le livre. Poussé par de constantes innovations techniques, il s’achemine à travers d’étonnantes métamorphoses vers son destin actuel. Tout cela nous est conté « en passant » avec une érudition étourdissante sans pesanteur académique ou universitaire, avec même une certaine jubilation par Lucrèce Luciani qui ressuscite l’effervescence d’alors autour des textes chrétiens (15 à 20% des chrétiens savent lire): « On a pu parler de diffusion de masse. Tout le monde veut lire. (…) C’est une activité furibonde, un pugilat permanent, un enjeu perpétuel. (…) Tout le monde veut en découdre, les livres sont volés aux quatre coins de l’Empire, les impostures littéraires fleurissent. (…) Notre Jérôme n’est pas en reste, demeurant comme un des plus grands plagiaires de l’Antiquité voire peut-être le plus grand, proportionnellement à l’étendue de son œuvre.«
Si Lucrèce Luciani traverse la vie du saint de manière cursive, s’arrêtant néanmoins aux dates et lieux charnières (le désert de Chalcis en Syrie, Trèves, Rome, Constantinople, Bethléem) où l’activité bibliophage de Jérôme prend une nouvelle orientation, elle réveille et dévoile autour de lui les prodromes de la pensée savante avec l’ébauche des bibliothèques, les scribes et clercs, l’émergence d’un lectorat, tout un environnement matériel (sa documentation précise est digne de la médiologie de Régis Debray) et humain qui a façonné notre culture entre Homère et Montaigne. S’attachant avec un talent certain pour l’analyse iconographique à décrypter plusieurs tableaux célèbres du saint (Sano di Pietro, Antonello da Messina, Lorenzo Lotto, Colantonio, Dürer) elle montre qu’il existe plusieurs saint Jérôme: le pénitent dans le désert et l’érudit sur son pupitre. En réalité, Lucrèce Luciani prend un vif plaisir à démolir le hiératisme un peu compassé de ces images officielles en les confrontant aux textes mêmes de Jérôme, plein d’ire, de flamme, d’emportement, d’injustice voire de folie. Le saint Jérôme qui émerge est un homme passionnément engagé pour le livre, bataillant pour son édition et sa diffusion. Figure d’homme débordé et dévoré par l’écrit, implorant ses amis de lui écrire, les chapitrant s’ils tardent à lui répondre, ferraillant avec de grosses pointures de la patristique comme Origène, apprenant l’hébreu auprès d’un érudit juif, mettant son talent littéraire au service de la nouvelle traduction biblique (après avoir tancé les évangélistes pour la médiocrité de leur style!), toujours nourri où qu’il soit, quoiqu’il arrive par la lecture de ses chers Virgile et Cicéron.
C’est peu dire que l’écriture de Lucrèce Luciani est ardente, exacerbée, versatile à l’image de son sujet et modèle. Emportée par sa verve, il lui arrive de faire de grands écarts temporels pour glisser quelques remarques bien senties sur notre époque envahie de livres mais si peu « lettrée »:
« À l’époque de Jérôme, la conversation avec les livres est un régal de promenade, le talon de l’œil bien planté dans le sol, l’arc de la pupille déployé comme une bannière, longue langue de serpent. Ça siffle et ça crochète, ça fait fi des civilités et des mondanités. Il n’y a qu’un certain habitus intellectuel pour croire que cette conversation est la même que dans nos librairies civilisées, nos abominables rayons livresques au supermarché, nos ahurissantes fabrications de best-sellers à rugir d’ennui, nos émissions télévisées culturellement conformes sans parler de cette nouvelle charogne des ateliers d’écriture. On n’en sait plus rien ou plus grand-chose de cette furorlittéraire qui s’abat comme une trombe sur le bassin méditerranéen des premiers siècles de notre ère. C’est comme une fourmilière. Les fourmis sont les livres qui grouillent partout, qui vous grimpent dessus, qui vous chatouillent ou qui vous mordent.«
Lucrèce Luciani et saint Jérôme également embrasés par les livres m’ont enflammé comme ils ont enflammé Jacques Damade. Je souhaite à tous les fols en livres de s’emparer de ce petit livre couleur de feu, le toucher, l’ouvrir pour succomber à sa rafraîchissante brûlure…
Le démon de Saint Jérôme – L’ardeur des livres de Lucrèce Luciani, Collection « Les billets de la bibliothèque », Éditions La Bibliothèque, 144 pages, 2018. LRSP (livre reçu en service de presse)
* Lucrèce Luciani Zidane est psychanalyste. Elle publie des articles et tient des séminaires dans le cadre de l’École du « Champ Lacanien » et de l’Université de Genève. En 2009 elle a publié aux éditions du Cerf L’acédie, le vice de forme du christianisme, de saint Paul à Lacan et rédigé la préface de la nouvelle édition d’Eros et Agapè d’Anders Nygren.
Illustrations: Saint Jérôme dans son cabinet de Colantonio (connu de 1440-1470) / Éditions La Bibliothèque.
Le démon de saint Jérôme de Lucrèce Luciani
Jacques Damade La presse en parle Le démon de saint Jérôme, Lucrèce Luciani
Sur une île j’emporterai
Le démon de saint Jérôme, L’ardeur des livres, Lucrèce Luciani, La Bibliothèque, 2018

Avant, je rangeais mes livres, verticalement, selon un ordre explicite, dans un endroit unique, nommé bibliothèque. Aujourd’hui, ça dépend. Parfois, mes bureaux, meuble et espace, en sont couverts, piles inégales, entassements qui ne parlent qu’à moi. En désordre, à portée de main, ils témoignent de plaisirs passés ou en promettent de nouveaux. Parfois, insupportée par l’invasion, je reprends la main. Je range. Je retrouve la couleur du plancher, mes rayonnages, un air sage et mon chat, la douce chaleur de l’ordinateur. Une longue guerre est engagée avec les livres, alternance de combats et de trêves, de plaisirs (ce qu’ils ouvrent, confortent, apaisent) et de rages (les mauvais livres dont on se débarrasse, l’infini de ceux qu’on ne pourra lire, l’oubli de ceux qu’on a aimés). Je lis plusieurs livres à la fois, picore ou dévore, j’en ai toujours deux ou trois dans mon sac, plein à côté de mon lit et je ne reviens pas sur les bureaux. L’histoire de l’objet m’intéresse. Folle de livres et de littérature, j’aime mes homologues. Saint Jérôme en était un et Lucrèce Luciani me paraît aussi bien toquée.
Dans cet ouvrage, elle explore les liens qui unissent Jérôme aux livres et à son démon, la littérature. Sujet pour érudits poussiéreux ? Pas du tout. Cultivé, vivant et drôle. Nous sommes en visite, on nous prend par la main et nous déambulons au IVe siècle aux côtés d’un Jérôme, grand lecteur, romancier, traducteur, épistolier, copiste, polémiste, plagiaire, bibliothèque humaine. S’engager dans l’activité intellectuelle de Jérôme est un vrai labyrinthe. Homme creuset des métiers du livre à une époque, joliment baptisée par l’éditeur, aube de l’écrit.
Très tôt passionné de littérature, grand lecteur de Virgile, de Cicéron, Jérôme de Stridon (347-420) est connu pour le rêve qui l’incita vers l’âge de 18 ans, à se convertir. À 26 ans, moine ermite dans le désert de Chalcis, il renonce à la littérature profane, apprend l’hébreu et se lance dans la traduction des livres saints. De retour à Rome en 382, il est chargé par le pape Damase de la traduction officielle de la Bible (celle qu’on nommera plus tard Vulgate). Fuyant les mondanités, il passe les trente dernières années de sa vie dans un monastère de Palestine, poursuivant traduction, commentaires de l’Ancien et du Nouveau Testament. Ça, c’est pour le sec biographique habituellement énoncé… L. Luciani n’en est guère friande. Psychanalyste, auteur d’un essai sur l’idée d’amour dans le Nouveau Testament (L’acédie, le vice de forme du christianisme, de Saint Paul à Lacan), elle préfère les coulisses aux beaux décors, elle aime éventrer les doubles-fonds, dynamiter les images d’Épinal.
Il en existe plusieurs sur saint Jérôme, le pénitent dans le désert et l’érudit sur son pupitre. En réalité, ça grouille sous le cerveau, ça gronde dans le corps et dans les membres ; c’est plein de livres là-dedans. On s’aperçoit mieux de cette fantastique rumeur en approchant l’oreille des textes mêmes de Jérôme. La folie des livres y galope de Rome à Bethléem. Et c’est vrai que quand on confronte ces images paisibles, presque languissantes, au vif du texte de L. Luciani, le choc thermique n’est pas loin.

Le démon de saint Jérôme est un texte foisonnant, son écriture, végétation tropicale, cheval lancé à bride abattue. Exaltée, L. Luciani se fait guide des lieux où Jérôme entreposait ses livres, jamais verticalement (la pratique n’émerge qu’au XVIIe siècle). Elle décrit les formes du livre, le codex (carnet relié avec ses feuillets de parchemin détrônant le papyrus) qui remplace peu à peu le volumen (imposant et peu pratique rouleau). Elle nous parle de ses métiers, parcheminiers (proposant leurs formats in-quarto, in-octovo), tachygraphes (littéralement, ceux qui écrivent vite, sténographes des premiers siècles), copistes, rotatives d’alors, appliqués ou distraits (redoutable époque où on soupçonne constamment le copiste de faire plus de fautes qu’il n’y a d’étoiles dans le firmament), manuscrit reposant sur la cuisse ou le genou… Pour le plaisir de la promenade étymologique, les copistes étaient aussi nommés librarius, du latin liber, désignant la matière située entre bois et écorce sur laquelle on écrivait avant la découverte du papyrus (c’est mon Robert qui parle) et qui deviendra livre et libraire. Objet et métier gardent la trace de leur préhistoire, les mots sont de précieux gardiens du temple…
Alors que notre actualité est régulièrement traversée par le doute, le questionnement sur l’ardeur contemporaine à lire, L. Luciani nous décrit un IVe siècle en pleine effervescence autour des textes chrétiens (15 à 20% des chrétiens savent lire alors). On a pu parler de diffusion de masse. Tout le monde veut lire. (…) C’est une activité furibonde, un pugilat permanent, un enjeu perpétuel. (…) Tout le monde veut en découdre, les livres sont volés aux quatre coins de l’Empire, les impostures littéraires fleurissent. (…) Notre Jérôme n’est pas en reste, demeurant comme un des plus grands plagiaires de l’Antiquité voire peut-être le plus grand, proportionnellement à l’étendue de son œuvre.
Le Jérôme qui émerge est un homme prenant position avec passion et colère pour le livre. Plaidoyer pour l’édition et la diffusion du livre, voix qui, « une fois émise, ne revient plus » (…) il faut donner à l’extérieur.Portrait d’un homme débordé et dévoré par l’écrit, implorant ses amis de lui écrire (Accorde une seule feuille de papier à l’affection !), mettant son talent littéraire au service de la nouvelle traduction biblique, distillant du merveilleux, du piquant, du pittoresque dans la vie sainte, toujours nourri par Virgile dans le désert.
L’écriture de L. Luciani est ardente, c’est peu dire, lyrique, poétique, exacerbée, riche. Emportée par sa verve et le plaisir de son beau sujet, l’auteur glisse aisément de Jérôme à elle-même (tous les fols en livres connaissent et éprouvent cet état d’émotion intense et tumultueuse. Approcher un livre désiré, le toucher, l’ouvrir est une expérience délicieuse et délirante). Lucrèce et Jérôme également embrasés par les livres. Et pour peu qu’on soit soi-même inflammable, c’est le grand incendie assuré…
Isabelle Louviot
Psychanalyste, Lucrèce Luciani est l’auteur d’un essai, L’acédie, le vice de forme du christianisme, de Saint Paul à Lacan (Le Cerf, 2009) et d’un roman, L’œil et le loup (Ornicar, 2000).
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Le Démon de saint Jérôme de Lucrèce Luciani L’ardeur des livres
Jacques Damade Les Billets de la Bibliothèque, Parutions Le démon de saint Jérôme, Lucrèce Luciani
Entre Homère et Montaigne, il existe un chaînon manquant. Lucrèce Luciani fait revivre saint Jérôme, figure bien connue de la peinture occidentale, sorte de Borges du IV° siècle entièrement voué au culte des livres. Elle réveille autour de lui les premières bibliothèques, les scribes, les lecteurs et dévoile d’une manière saisissante, à partir de ce Jérôme aussi ardent qu’insatiable, l’aube de l’écrit.