Presse
Limite – Revue d’écologie intégrale – 3 juin 2016
DNH #36 Chicago (I) : De la chaîne de dépeçage à la chaîne de montage
De la chaîne de dépeçage des abattoirs de Chicago à la chaîne de montage du châssis de la Ford T à Détroit, une seconde révolution industrielle est en marche. Jusqu’en 1930, Chicago est la capitale de l’abattage et le laboratoire du capitalisme moderne.
La chaîne de montage est inventée à Détroit, en 1913 – juste au moment où Proust publie le premier volume de La Recherche du Temps perdu. L’année précédente, Ford produisait quatre-vingts automobiles de type T. Voici qu’il peut désormais en produire une par minute. Cela reste toutefois inférieur à ce qui fut sa source d’inspiration. Il l’évoque dans ses mémoires : « L’idée générale [de la chaîne de montage] fut empruntée au trolley des fabricants de conserve de Chicago. » L’expression est euphémique : Ford fait référence aux abattoirs. À l’époque, Chicago est surnommée Porcopolis.
On y traitait un porc entier toutes les cinq secondes, un bœuf toutes les huit et un mouton toutes les quatorze. Si les deux derniers étaient majoritairement transportés par wagons frigorifiques sous forme de carcasses de viande fraîche, le premier était transformé sur place en jambons, saucisses, salaisons en tous genres, poils à brosse, engrais pour la terre, reliure de Bible… Quand on demandait à Philip Armour, l’un des princes de la cité porcine, ce que ses usines exploitaient dans le cochon, il répondait avec une fierté teintée d’humour macabre : « Everything but the squeal – tout, sauf son cri… »
L’assembly line eut donc pour modèle la disassembly line. La chaîne de montage est fille de la chaîne de dépeçage. C’est là, dans ces abattoirs, que s’opère la seconde révolution industrielle, celle qui conduit à la production de masse et à la nécessité de générer une masse capable de l’absorber. Le capitalisme connaît alors cette métamorphose que Marx n’avait pas prévue : le passage, via l’augmentation des salaires, de l’exploitation du travail à l’exploitation du travail et du loisir. Il fallait que le travailleur eût plus d’argent et de temps libre pour se changer en consommateur et acheter les produits du système. Il n’était plus un simple rouage : il devenait un rouage double, fonctionnant à la fois pour la fabrication et pour l’écoulement des marchandises, pour la production du porc et pour sa consommation journalière.
En septembre 1893, le romancier Paul Bourget visite tout le complexe Armour and Company, des Stock-Yards aux Packing Houses, s’arrêtant spécialement aux « usines à tuerie ». Il écrit dans le New York Herald : « L’opération est si foudroyante de rapidité qu’on n’a pas le temps de sentir ce qu’elle a d’atroce. On n’a pas le temps de plaindre ces bêtes, pas le temps de s’étonner de la gaieté avec laquelle l’égorgeur continue son épouvantable métier. […] La distribution de ce travail, sa précision, sa simplicité, sa suite ininterrompue nous font oublier la férocité, utile mais intolérable, des scènes auxquelles nous avons assisté. » Le gain de temps dans la division du travail productiviste est un « pas le temps de se plaindre ». L’accélération des cadences – cette vitesse dont se vantent les serveurs d’Internet – interdit la contemplation et permet de chasser une atrocité par une autre, de les sublimer toutes deux dans la fascination du dispositif, de rendre l’intolérable supportable et même captivant.
Pendant plus de soixante ans, jusqu’en 1930, Chicago est la capitale mondiale de l’abattage et le laboratoire du capitalisme moderne. Grâce à la chambre froide, les cochons n’ont plus à être tués en hiver pour éviter que leur chair ne se gâte. Grâce au chemin de fer, l’acheminement est rapide et permanente. Se crée ainsi un marché quotidien de la viande, assez centralisé pour que l’on puisse spéculer sur les cours. Plus surprenant encore : c’est comme des excroissances de ces abattoirs industriels que vont apparaître les « bureaux ». Les quantités produites étant énormes, elles impliquent le développement de la logistique, de la gestion, du secrétariat, et la construction de grands « sièges sociaux ». Chez Armour comme chez Swift, son concurrent, plus de mille personnes sont employées dans ces postes dits « improductifs », ce qui à cette époque est sans précédent et sans équivalent. Les cols blancs sont taillés dans les rouges tabliers de l’égorgement mécanique.
Reste le cri du porc, dont on ne sait que faire. Le samedi 1er mai 1886, quatre-vingt mille ouvriers de l’agro-alimentaire manifestent à Chicago. À 22h30, place Haymarket, la police somme la foule de se disperser. Une bombe explose soudain – attentat anarchiste ou provocation des patrons ? Nul ne sait. Les policiers tirent, huit meneurs sont arrêtés, un se suicide, quatre sont pendus – juste pour l’exemple. De ces incidents dramatiques ont fera commémoration tous les 1er mai, et la date se répandra à travers le monde. Même la fête du travail est sortie de Porcopolis.
Cette ville est donc à plus d’un titre fondatrice de l’ère consumériste. Jacques Damade le souligne dans un récent petit livre intitulé Abattoirs de Chicago : le «monde humain» y glisse d’un «temps saisonnier à un temps minuté», et, par dessus tout, il laisse le vivant être broyé par la machine. Car ce ne sont pas des matériaux inertes, ce sont des êtres qui sentent, qui voient, qui entendent, que l’on place sur la première chaîne automatisée. Comme dans les religions archaïques, il faut que le sang la consacre. Parce que cette chaîne est la nouvelle alliance. Elle donne à l’homme de se croire plus fort que la mort, plus rapide que la nature, plus productif que Dieu, et peut en contrepartie lui demander de se laisser dépecer dans son labeur aussi bien que dans son repos.
Fabrice Hadjadj
Le blog Le Lorgnon mélancolique – 29 mai 2016
Le “Monde humain”
Certes, la catastrophe est dans l’air et le catastrophisme (après le décadentisme, le déclinisme…) est désormais un genre littéraire apparenté. Il suffit d’ouvrir la rubrique « Essais » de Télérama et vous trouverez sans peine un écrivain qu’anime la froide indignation du moraliste analysant sans ménagement le monde contemporain et ses errements. Le tout en 320 pages.
Vous aurez du mal à trouver le mince livre de Jacques Damade: 89 pages dans la collection « L’Ombre animale » d’un éditeur « minuscule »: La Bibliothèque. Et pourtant c’est le livre le plus pétrifiant que j’ai lu sur « le monde humain » avec l’indépassable Baudouin de Bodinat! La force de ce court texte n’est pas de nous parler benoitement des hommes, mais des animaux, ou plutôt du rapport singulier et délétère que nous avons établi et entretenons avec le monde animal. Comment? En choisissant d’en faire l’archéologie en se portant vers le lieu crucial où naît ce rapport dénaturé: Chicago et ses abattoirs. Chicago comme symbole, mieux: comme allégorie du mode humain tel que nous l’avons imposé et généralisé sur cette planète. En quelques dizaines de pages la démonstration est implacable et glaçante: conquête de l’Ouest, génocide indien, élevages bovins massifs, extension et accélération des échanges (chemin de fer), abattoirs géants où s’invente le processus industriel (réfrigération/conservation, division du travail/taylorisme): l’animal n’est plus que de « la viande sur pied » et l’homme n’est plus le même*…
« Les uns tuent pour exterminer un peuple, les autres nourrissent. Or, ce qui est en jeu ici, ce n’est ni un sadisme, ni un défaut moral, une folie que l’on peut stigmatiser, c’est bien plus, tout un sentiment utilitaire, une intelligence de l’efficacité, bref une domination sans frein de l’homme pour son bien propre et qui paraît normale aux yeux de l’opinion. Et c’est ce normal qu’il faut interroger et dont il faut mesurer les risques, s’il en est encore temps.
Voyons un peu les nouvelles conditions de ce « normal ». Nous nous plaçons dans un monde animal qui n’est plus le même, et donc, nous ne sommes plus les mêmes, puisque nous sommes sans le décider entrés dans le monde humain. Et, puisque j’ai usé de cette expression tout au long de mon cheminement, je veux dire une terre entièrement vouée à l’homme, à son unique intérêt, où, pour finir, rien d’autre que l’homme ne fait vis-à-vis, sinon à l’horizon ce reliquat dérisoire de certaines espèces dans des parcs zoologiques, d’autres domestiques, et d’autres dans des élevages industriels, produits d’abattoirs. J’ai choisi à dessein l’expression « monde humain » plutôt qu’anthropocène ou autres formules qui ont cours dans ce type de constat. Je l’ai choisie parce qu’elle exprime un basculement. L’adjectif humain avait jusque-là un grand crédit: on était humain, c’est-à-dire attentif, sensible, on prenait une décision humaine, recelant une certaine bonté. Il s’opposait à bestial. On en éprouvait une certaine fierté et l’on avait intitulé une période spécialement éclairée de notre histoire, l’Humanisme. La Renaissance, Rabelais, Montaigne, etc. Dieu lui-même – ou les divers dieux -, pâlissait devant nous. Humain, un être humain, un comportement humain, etc. Voilà que cet adjectif mue, devient suspect, aigre, entre dans une zone de turbulence où il faut le prendre avec précaution. La bestialité, le nuisible ne sont plus là où on les croyait. Qui a distribué ces cartes? Et quel atout pouvons-nous encore jouer ?
La démographie galopante de ce même homme crée un climat d’urgence sur le plan industriel et nous prive, dit-on,d’une véritable alternative, nous livrant à un sentiment de toute-puissance, un marché, une production comme horizon, un yes we can que l’hybris grecque ne pouvait même envisager, et qui mène à la stérilité du miroir de l’homme ne voyant plus que l’homme. Et l’animal dans cette mesure devient matière à exploiter pour l’agro-alimentaire, ou décoratif ou nuisible. Il faudrait ici un mythe, l’homme normal, sorte de Robinson sur son île, la terre, innombrable et tout seul.
Nous ne sommes plus la même personne, dans le même monde. Nous éprouvons cette curieuse schizophrénie de continuer à considérer d’un côté les animaux comme proches de nous dans le berceau de nos enfants, doudous, oursons, mickeys, sur les images de nos multiples écrans, mieux et plus rarement dans la peinture, la littérature, parmi nos compagnons familiers – chiens, chats, perruches… -, parfois même dans la nature, mouettes au bord d’un estuaire, chevreuil dans un champ, lapin sur un chemin, rapace dans le ciel, et de l’autre, plus discrètement, comme un murmure un peu désagréable, un grincement, une sourdine, en tant que viande sur pied, KEC, marchandise, une matière que l’on peut travailler, découper, usiner, expérimenter, disséquer, congeler, manger, transformer génétiquement en laboratoire. »
Jacques Damade, Abattoirs de Chicago, le monde humain. Ed. La Bibliothèque, collection « L’ombre animale ».
*L’allant particulier aux peuples qui ont créé l’industrie moderne a été souvent attribué à leur forte consommation de viande: le tempérament actif, vorace pourrait en effet être du à la concentration d’acide urique qui résulte d’une alimentation carnée.
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La N.R.F., blog de Michel Crépu – 28 avril 2016
Quand on regarde les animaux peints de la grotte Lascaux, on se sent toujours dans la peau d’un imbécile qui ne comprend rien aux lois mystérieuses du Progrès. On s’écarquille, on se dit : « comment ont-ils pu faire cela ? » Cette finesse du trait, cette vivacité du mouvement, là, dans le fond d’une caverne où il n’y a même pas l’électricité, vous vous rendez compte. Notre esprit vient buter sur ce qui lui apparaît comme une aporie insurmontable : avoir froid, résister aux bêtes sauvages qui rôdent alentour, être quand même un Giacometti de ce temps-là. Par ailleurs, on sait si peu de choses sur cette époque absurdement appelée « pré-histoire » : il faut bien qu’il y ait des explications. Et justement, les éditions Belin (la plus ancienne maison sur la place de Paris, 1777), se lancent dans ce que l’on pourrait appeler une histoire européenne de la préhistoire. Il y aura quinze volumes, richement illustrés comme on disait autrefois. Le premier vient de paraître, Préhistoires d’Europe. De Néandertal à Vercingétorix, 40 000-52 avant notre ère. On s’écarquille encore une fois : l’encyclopédisme aurait encore une vie après le Net ? Un livre avec des images, des pages qu’on tourne ? Ça alors.
Vous avez dit « civilisation ». Le Rembrandt de Cro-Magnon a son idée sur la question. Nous autres, depuis les 40 000 ans qui nous contemplent, avons l’air d’une mince pellicule de poussière. De celle qu’on soufflette avant de faire place nette à l’or ou au bronze. Un nuage de particules, ni plus ni moins. Des dizaines de siècles plus tard, nous voici aux portes des abattoirs de Chicago. L’excellent Jacques Damade nous en raconte l’histoire dans un petit livre, petit par la taille, énorme pour la nature de son propos. Rien moins que la mort industrielle programmée de l’espèce animale, cela dans la plus parfaite « normalité », au nom des bienfaits de la consommation courante. La mort, ici, sert de menu au restaurant. Les mêmes taureaux qui galopent sur les parois de Lascaux défilent sur le tapis roulant qui les mène à la boîte de conserve. Tout cela dans l’épouvante, les hurlements. Qui n’a pas vu ce travail de mort à la chaîne ne sait pas de quoi on parle. L’abattage industriel dont Chicago est le lieu emblématique ignore le jour et la nuit, tout comme il ignore la question platement morale de ce qu’il fait, ou comment il le fait. Qu’est-ce qu’on fait avec les animaux ? On voit ici arriver les récifs de la comparaison symbolique, d’une extermination à l’autre. Un certain discours « ultra-révisionniste» en fait son délice, mettant à égalité les bouchers de Chicago avec les nazis d’Auschwitz et de Treblinka. Ceci permettant d’annuler cela, comme c’est pratique. Damade évite bien sûr ce piège sans renoncer à poser la question « humaine ». Son essai porte d’ailleurs en sous titre « le monde humain ». Magnifique expression qui indique le vif du sujet : peut-on parler du monde où nous sommes sans passer par son contraire ? L’expression « monde humain » laisse entrevoir un monde qui ne le serait pas. C’est le même, nous crie quelqu’un dans la salle. On ne pourra pas dire, en tout cas, que quelqu’un n’a pas fait l’effort de formuler clairement la question. Comme on dit : les tenants et les aboutissants.
Michel Crépu
Lexnews
Changez de siècle, changez de pub !
Avouez que l’air vous semble familier… enfants de la pub, nous le sommes indéniablement, savons-nous cependant que nous avons eu en la matière des grands-parents qui s’en émerveillaient ou s’en étonnaient ? Tel Louis Chéronnet (1899 – 1950), historien de l’art, essayiste, critique, qui donna à lire à ses lecteurs dans les années 1930 de charmantes chroniques consacrées au développement de la publicité dans les rues et les devantures toutes parisiennes ou provinciales ; Louis Chéronnet fut toujours émerveillé par la magie des rues et vitrines parisiennes, et lorsqu’il fut prisonnier durant la Première Guerre mondiale, pour ne pas sombrer, il se remémorait une à une rues et échoppes de Paris … Les années 30 marquent le passage de la réclame, de l’homme-sandwich aux affiches et vitrines innovantes, aux prospectus à la typographie commerciale, la publicité s’impose alors et cette évolution ne pouvait échapper à l’historien de l’art. Ah, ces mannequins plus vivants les uns que les autres, et ces automates ; ces automates dans les féériques vitrines des grands magasins parisiens lors des fêtes de Noël, n’ont-ils pas fait rêver, entre flocons blancs et marrons chauds, tant de générations ? Et puis, Louis Chéronnet nous emmène aussi en voyage, en chemin de fer, visitant gares et wagons emplis de souvenirs et de mémoire de guides lorsque photographies, prospectus et graphisme s’y mêlent…et pour Chéronnet, « les lire, c’est déjà partir un peu ! »
Innovante, élaborée, plus audacieuse aussi, la
publicité de ce milieu de XXe siècle s’affiche et bouleverse la physionomie des rues et devantures avec force et fierté, la déco toujours plus inventive s’invite et les enseignes clignent des yeux et se colorent. « Sous ces impulsions diverses, une conception nouvelle devait naître qui semble bien sous le signe caractéristique de notre époque, et qui oppose à la tradition l’originalité et surtout à l’effet de style l’effet décoratif. » écrit-il, mélange de charme et de lucidité. Avec le concours de grands artistes du dadaïsme, surréalisme ou cubisme, employant le métal plutôt que le bois, le produit s’efface déjà derrière la marque et l’image de marque s’annonce. Mais, au-delà de ces plaisantes flâneries dans ce monde en plein essor de la publicité, la publicité est un monde sérieux, symptomatique d’une époque, il tisse des liens étroits entre l’art, l’édition, la typographie, la photographie ou le cinéma, les sciences et le progrès. Est-il encore nécessaire de rappeler le vif intérêt de Roland Barthes pour la force rhétorique de l’image publicitaire ? Se référant aux imprimés publicitaires, Louis Chéronnet n’écrivait-il pas déjà : « Ils visent moins à être frappants, agressifs, qu’insinuants et subtils. Ils ne se contentent plus d’être un fait d’optique. Ils ont à leur disposition toutes les fleurs de la rhétorique et tous les charmes de la matière. Ce sont des psychologies.» Pleine de fantaisie, de rêves, la publicité est aussi empreinte de cette mythologie bien spécifique, plus réelle parfois que les produits qu’elle entend vanter. Il est plaisant d’y tenter une analyse sémantique et de passer du dolus-bonus ou malus du droit romain à l’enseigne, la promotion ou réclame de la fin du XIXe siècle faite de « puff » (on parle même de « puffistes »), avant de glisser l’air de rien vers cette publicité du milieu du XXe siècle, elle toute de « bluff » et qui annonce déjà la com., le design et le fameux « buzz » de notre époque.
Il fallait l’œil averti et la plume informée d’Éric Dussert, spécialiste des recoins de la littérature et des pépites oubliées, pour rassembler et présenter ces textes de Louis Chéronnet édités sous une jolie couverture Kraft par les Éditions La Bibliothèque, et nous entrainer agréablement dans cet « Art de la pub » naissant. « La pub de Chéronnet », à lire et à diffuser.
L.B.K.
Lexnews
Jean Blot est écrivain, c’est entendu. Russe, né en 1923, haut fonctionnaire, cosmopolite, il a parcouru et vu bien des paysages, rencontré bien des personnalités ou célébrités et des femmes… Il a surtout côtoyé bien des écrivains qui sont devenus pour certains, beaucoup, ses amis ; ce sont Albert Camus, Albert Cohen, Eugène Ionesco, Lawrence Durrell, Roger Caillois… Et ses proches savent combien sont savoureux ses souvenirs de rencontres et d’amitié lorsque Jean Blot avec sa droiture, sa générosité et son humour de gentleman accepte de les partager avec ses hôtes le temps d’une soirée. Moment toujours d’intimité charmante. Or, son éditeur – « l’investigateur, l’ami », souligne l’auteur en dédicace – eut l’heureuse idée d’encourager Jean Blot à les écrire et à les réunir dans ce livre au titre évocateur « En amitié », ce que l’auteur – « pour ne pas trop ennuyer », dit-il – n’aurait osé de sa seule initiative imposer. Et pourtant quel agréable moment que de pouvoir lire et venir partager avec lui et Albert Camus, Nathalie Sarraute, Ionesco, Marcel Arland, et tant d’autres encore, ces souvenirs, ces rencontres et amitiés d’écrivains. Ce sont de réels moments d’amitié que l’auteur a bien voulu livrer dans cet ouvrage, de ceux qui touchent le cœur et l’âme, surtout lorsqu’elle est slave ! « J’aurais voulu les faire revivre. – écrit Jean Blot — De temps à autre, ici ou là, on les apercevra. On reconnaîtra partout le respect qu’ils m’inspirent et ma gratitude pour avoir prêté un sens à ma vie ». Amitiés d’écrivains, complicités littéraires faites de paroles et de gestes d’hommes. Ce sont les délicates prévenances ou attentions d’Albert Camus à son égard qui nous laissent imaginer Camus tel que l’on souhaitât qu’il fût. Jamais, cet ouvrage ne se veut biographique, ennuyeux, vous n’y trouverez, certes, pas tous les nombreux souvenirs de l’auteur – acceptera-t-il un jour ? ! – mais ces instants de réelle et profonde complicité entre écrivains, « ces amitiés aux traits bien particuliers » souligne l’auteur où l’humour et le sourire savent se glisser entre les mots ou les vers, tel ce dialogue d’une tendre amitié littéraire entre Jean Blot et Marcel Arland ou la cocasse rencontre de l’auteur avec Lawrence Durrell qui scellera une longue et joyeuse amitié qui comptera beaucoup dans sa vie. Mais, Jean Blot sait aussi ne pas apprécier ou aimer, notamment Henry Miller si lié à Lawrence Durrell ou Emile Cioran ou encore Mircea Eliade que pour notre part nous apprécions. La
différence entre lire et rencontrer un écrivain, peut-être ? On y lit ces petites anecdotes qui font sourire, et sont souvent bien plus que des anecdotes, un repas offert, un livre qui vous attend… Ce sont également les femmes, surtout les épouses d’écrivains, élégantes, belles, mais prenant parfois bien de la place ! Ce sont aussi des petites phrases d’orgueil d’écrivain qui piquent ou blessent avec la douleur de la trahison, mais qui avec le temps, prennent le doux goût des regrets amers. Mais aussi parfois la tristesse, les regrets, les enterrements, celui notamment de Pierre Emmanuel qui ouvre le livre (pour cela, on en veut un peu à l’auteur…), et qui avec pudeur se laissent entrevoir lorsque Jean Blot se souvient… de ses amis écrivains qui ne « meurent jamais tout à fait. Il suffit d’ouvrir leurs livres pour retrouver leur présence, les phrases familières, le style de pensée et de vie. On ne les a jamais perdus. » écrit-il.
Un livre attachant plein de cette générosité toute slave que sait si bien suggérer et partager Jean Blot avec ses amis lorsqu’il les souhaite heureux.
L.B.K.
C.C.P. Cahier Critique de Poésie – Janvier 2016
À la page 25 du savoureux guide qu’il vient de commettre pour les éditions La Bibliothèque, Vincent Puente écrit : « Dans son essai The Ennemies of Books, l’imprimeur anglais William Blades place le feu en première position, devant l’eau, le gaz, la chaleur, la poussière, l’incurie, l’ignorance, la bigoterie, les vers et autres vermines, les relieurs, les collectionneurs, les serviteurs et les enfants. » La citation oublie une espèce qui peut, à l’occasion, se montrer des plus malfaisantes : les libraires. Il faut dire que l’ouvrage est entièrement consacré à l’éloge excentrique et circonstancié de cette profession. On y fait, entre érudition légère et subtile fantaisie, la connaissance des plus étranges marchands : Anderson qui se laissa emmurer entre ses volumes, Barton qui cultivait la phobie du feu, les Cerque qui en tenaient pour la lenteur, Durand qui ne voulait connaître les auteurs que par leurs prénoms. On y circule entre les plus curieuses boutiques : l’Ectoplasme, spécialiste en silhouettes de volumes manquants, le fantôme de la librairie Parcifal à Dublin, l’échoppe d’un seul livre par an tenue par H. N. Grelneau, les colonnes d’Hercule (à cause de la façon d’y ranger les livres) à Gibraltar. Tout un alphabet, comme on le pressent, de gens de merveilleux commerce auquel chacun songera à ajouter un professionnel de son cru. Pour moi, ce sera Gilles Noël, dit La Pistole, libraire ambulant et analphabète qui courait l’Anjou et la Normandie avant la Révolution. Est-il digne, Vincent Puente, de figurer dans votre panthéon de rayonnages ?
Michéa Jacobi