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La devise du LORGNON MELANCOLIQUE :
“N’importe. Essayer encore. Rater encore. Rater mieux.”
La presse en parle
Récits de jeunesse deJean Blot par Le Lorgnon mélancolique
Jacques Damade La presse en parle Jean Blot, Récits de jeunesse
Le Lorgnon mélancolique
“Et toi mon cœur pourquoi bats-tu ? Comme un guetteur mélancolique j’observe la nuit et la mort” Guillaume Apollinaire
Archives mensuelles : juin 2018
Récits de jeunesse
On n’écrit plus comme Jean Blot. Qu’on me permette cette rosserie, cette vexation à l’égard du tout venant littéraire, pour lequel la recherche du style n’est vraiment plus au niveau d’exigence de quelques grands aînés. Lire Jean Blot, c’est retrouver la belle prose d’antan, la phrase élégamment littéraire, le plaisir des mots placés là où une musique soudain se fait entendre. Il y a parfois des tournures, des images au style un peu compassé, certes. Mais quel charme! Jean Blot est un enchanteur.
Voici sept nouvelles qui, de New York à Corfou jusqu’au Sud de la France, nous transportent dans un ailleurs, une familière étrangeté. La plupart de ces Récits de jeunesse paraissent en effet « exotiques » à nos yeux pas seulement par l’écriture. Pour une terrible raison: ils font émerger des moments de vrai pur bonheur existentiel, des instants où la vie sourit (même dans le tragique de la mort annoncée comme dans « Week-end à Corfou »). Or si le bonheur ne prend pas de rides, en revanche il peut s’éclipser, il peut s’absenter de nos vies, disparaître du monde tel qu’il tourne (et mal) sous nos pieds. C’est la mauvaise nouvelle que la prose radieuse de Jean Blot vient nous apporter. Les livres du bonheur sont une sorte de « dysangyle » pour nos temps de déréliction. Ce bonheur-là – fait d’insouciance, de confiance en la vie, de liberté de mouvements et de sentiments, de plénitude de l’instant présent – l’Europe l’a perdu. Ces vies « comme une longue journée heureuse » ne sont plus que souvenirs. C’est un peu comme de lire Paul Morand ou Valery Larbaud. À déguster ces existences menées à grandes guides, pleines de couleurs et saveurs où l’amour guette, qu’il soit celui de la rencontre inopinée (« Le bel amour ») ou celui immémorial de la réconciliation des sexes et de l’entente conjugale (« Madame Marion », « Post-scriptum – récit tardif »), nous prend une irrépressible mélancolie. La mort rôde (la guerre, la maladie, le suicide, la ville devenue folle comme dans « Parking »), mais ces vies n’en ont que plus de prix.
Ces textes écrits donc pendant la jeunesse de l’auteur,
Et Jean Blot de préciser: « Certains de ces récits ont paru dans des revues. D’autres voient le jour pour la première fois. C’est que, les ayant relus, ils m’ont paru ni mal écrits, ni admirables mais intéressants. Il me reste à espérer que le lecteur partagera mon opinion et souhaiter bon voyage à mes récits de jeunesse. »
N’attendons pas trois ans pour lire ces délicieux récits et écartons les craintes de Jean Blot: ce qu’il nous offre est beaucoup, mais beaucoup mieux qu’intéressant. Outre un réel plaisir de lecture, nous permettre de prendre par contraste la mesure de ce qu’est devenu le fait et le dire littéraire aujourd’hui…
Récits de jeunesse de Jean Blot, Collection « Les Cosmopolites », Éditions La Bibliothèque, sortie le 24 mai 2018. LRSP (livre reçu en service de presse)
Illustrations: photographie Hassane M’béchour – Radio France / Éditions La Bibliothèque.
Berlin, les jeux de 36 Article En Attendant Nadeau de Steven Sampson
Jacques Damade La presse en parle Berlin les jeux de 36, Jérôme Prieur
Les Jeux nazis
par Steven Sampson
Les Jeux de 36, de Jérôme Prieur, portrait de la XIeOlympiade d’été, issu d’un film documentaire tourné par l’auteur, transporte le lecteur dans une ambiance sportive et répressive qui semble étrangement familière. Le nazisme serait-il d’abord une question d’esthétique ?
Jérôme Prieur, Les Jeux de 36. La Bibliothèque, 167 p., 14 €
La phrase célèbre « Ich bin ein Berliner » est-elle encore pertinente ? Elle fut prononcée en 1963. Et si l’on inversait les deux derniers chiffres, pour évoquer 1936… pourrait-on ainsi mieux en comprendre la contemporanéité ? Dont une résurgence d’intérêt pour les jeux Olympiques hitlériens [1] ?
Dans le livre de Jérôme Prieur, comme dans son film [2], on entre dans un univers Art déco, où tout est géométrique et lisse. Prieur ne ménage pas son lecteur, il lui fait ressentir le dynamisme et l’efficacité des jeux hitlériens, tels que le spectateur de l’époque les a vécus, séduit et époustouflé, prêt à donner le bénéfice du doute au Führer.
Ce dernier en est la star, avec sa chouchoute, Leni Riefenstahl, celle qui se mettait en scène avec son chef : le leader et l’artiste, art et politique étant intimement associés, l’événement indissociable de l’image, Hitler ayant compris la société du spectacle bien avant Guy Debord. Le texte de Prieur démarre alors avec des chiffres : y a-t-il une meilleure calligraphie pour écrire sur le tombeau de la culture ?
« Le 3 août, 100 mètres en 10 secondes et quatre centièmes.
Le 4 août, 8 mètres 6 au saut en longueur.
Le 5 août, 200 mètres en 20 secondes et sept centièmes.
Et, pour couronner le tout, le 9 août, 39 secondes 8 centièmes pour le 4 fois 100 mètres en relais par trois, donnant du même coup à l’équipe des États-Unis le record du monde. »
Il y est question de la performance de Jesse Owens, censée avoir racheté la participation des États-Unis aux Jeux. Mais en fait, le triomphe à Berlin de l’athlète afro-américain ne devrait en rien modifier notre appréciation de la XIeOlympiade : « L’exploit de Jesse Owens est certes incontestable, mais cette belle histoire à laquelle nous voudrions croire n’est qu’un arrangement avec la réalité des choses, une fiction dans laquelle le sport a été un alibi, les Jeux, un jeu avec les apparences. »
Et quelles apparences ! S’il s’agissait de Charlot ou de Mel Brooks, l’absurdité du village Potemkine érigé pendant une quinzaine de jours serait amusante. Dont le numéro de danse donné au Wintergarten par les Hiller-girls habillées en uniformes prussiens du XVIIIe siècle ; la fabrication de la cloche monumentale en bronze qui devait attirer la jeunesse du monde d’après son inscription : « Ich rufe die Jugend der Welt » ; la célébration en grande pompe de l’arrivée de la cloche, au cours d’un convoi qui la conduit de ville en ville ; ou l’amabilité des jeunes guides allemands mis au service des olympiens : « Des jeunes garçons ou des jeunes filles, aux mines très sympathiques, servent d’anges gardiens. Habillés tout en blanc, en culotte courte, ils semblent sortis des illustrations des “Signes de piste”. Ils escortent les sportifs étrangers où qu’ils aillent, ils sont à leur service, leur but est de leur faciliter la vie. On les appelle et ils arrivent […] De toute façon le sportif olympique est traité comme une créature divine. On raconte même que, dans la zone boisée près du Village olympique qui est surnommée le jardin d’amour, de très jolies filles s’offrent aux athlètes, à ceux qui ont le type aryen. Les filles sont d’habitude professeurs de sport ou membres de la ligue des jeunes filles allemandes, elles ont un laissez-passer pour entrer dans le Village et pour se mêler aux sportifs. La forêt est délicieuse, le petit lac charmant… En cas de grossesse, la fille, dit-on, pourra présenter le badge de son partenaire pour prouver l’origine olympique de son bébé, et l’État prendra tout en charge ».
On comprend mieux que de nombreux observateurs étrangers aient été séduits, à commencer par l’académicien Louis Gillet ou le romancier américain Thomas Wolfe. Le premier a adoré le spectacle de danse qui a clos la journée d’ouverture : « C’est un grand bienfait du nazisme que de rendre à l’enfance ses danses, le rythme des pieds nus sur la prairie natale. » En 1937, Gillet publie Rayons et ombres d’Allemagne, où il livre ses impressions de l’été précédent, exhortant ses compatriotes à suivre l’exemple du voisin de l’Est, dans un langage qui n’est pas sans rappeler celui de nos jours : « L’Allemagne tue le sommeil. Reconnaissons que ce tourment a sa noblesse, et qu’il oppose un antidote à une certaine médiocrité française, à un terre-à-terre mesquin, casanier, pantouflard, de petit retraité ou de menu propriétaire, à une mentalité de Jeannot-Lapin, où notre pente est de glisser, par goût de la facilité et par une paresse que nous prenons pour de la prudence et de la mesure. Il est bon que l’Allemagne nous contraigne à reprendre le sentiment de nos vertus. »
D’où viennent ces prétendues vertus ? De l’Antiquité, bien évidemment ! On le voit dans Olympia, les dieux du stade de Leni Riefenstahl, dont quelques extraits figurent dans le film de Prieur, donnant envie de visionner le chef-d’œuvre de l’esthétique nazie. Il commence avec l’image du discobole de Myron qui, grâce à un fondu enchaîné, prend les traits de l’athlète allemand Erwin Huber, lequel prolonge le mouvement de la statue en lançant son disque. Le marbre s’anime et les statues des temples grecs se transforment en danseuses, devenant des flammes qui se confondent avec le feu olympique.
Le rite selon lequel ledit feu sera allumé en Grèce, avant d’être transporté aux jeux Olympiques par une chaîne de coureurs, fut inventé pour Berlin, sous l’impulsion de Carl Diem, secrétaire général du Comité olympique allemand. Il mettait ainsi en scène la mythologie hitlérienne, selon laquelle les Grecs seraient les héritiers des Aryens descendus du Nord [3].
Ce culte néopaïen du corps sculpté, de la fusion entre l’homme et l’objet inanimé, a-t-il disparu à la mort de Hitler ? Le film de Riefenstahl se divise en deux parties : Fête des peuples et Fête de la beauté. Ces deux titres ne résument-ils pas à eux seuls l’ambiance des grandes capitales européennes d’aujourd’hui ? Que voit-on dans les rues et les squares de Paris si ce n’est une sorte de mini-Olympiade permanente ? Les touristes affluent du monde entier afin de participer aux disciplines diverses : la boxe, la gymnastique, le jogging, le vélo, le skateboard, la trottinette, le roller, le jogging ou le mölkky, le tout mis en scène pour Instagram, même si les vidéastes amateurs n’ont pas la verve de la cinéaste nazie. Le « petit retraité » ou le « menu propriétaire », pour reprendre les formules de Gillet, sont priés de prendre congé.
Les librairies et les cafés disparaissent, remplacés par des salles de sport, des spas, des salons de massage et des boutiques de fringue industrielles. La vie de café – lieu de conversation et d’échange intellectuel – est troquée contre des Starbucks (chaîne dont le nom et le logo suggèrent le billet vert) où des clients autonomes restent branchés sur leurs ordinateurs. À Saint-Germain-des-Prés, les étrangers font des séances de photo et mangent bruyamment avec leurs troupeaux de petits, montrant leur adhésion à une idéologie de la procréation dénuée d’érotisme. Riefenstahl était elle aussi réfractaire à la sexualité : elle filmait de beaux corps liés à la nature ou à leurs outils, indifférents aux êtres humains.
La propagande hollywoodienne prend la relève aryenne : les arrêts de bus sont couverts d’affiches conformes aux canons de beauté anglo-saxons, incarnés par Charlize Theron, Scarlett Johansson, Kate Winslet, Nicole Kidman, Jennifer Lawrence, Diane Kruger ou Lily-Rose Depp. Dans les stations de métro, on voit la publicité pour le prochain film de super-héros, dont le scénario, comme celui de Riefenstahl, traitera de la question des origines. Début mai, il s’agit de Rampage, annoncé par une image apocalyptique construite autour d’un malabar portant une mitrailleuse et habillé en T-shirt gris, surplombé par un gigantesque gorille aux poils de la même couleur, comme si soldat et singe étaient frères.
Le thème de la métamorphose est partout, traversant également des productions artistiques comme La forme de l’eau. La doxa veut que l’homme puisse être amélioré, en se rapprochant à la fois de l’animal et de la machine. L’eugénisme a changé de visage, s’exprimant dorénavant à travers l’euthanasie et la procréation artificielle.
Paris a « gagné » l’Olympiade de 2024, il ne manquait que ça. La Ville lumière deviendra alors encore plus sportive et athlétique. À bas cette «paresse» si française ! À quoi bon des flâneurs comme Baudelaire ou Walter Benjamin, quand on peut circuler rapidement sur une monoroue électrique ? Hitler a eu beau échouer dans son objectif génocidaire, on est en passe d’éliminer l’esprit juif, celui du peuple du Livre.
Le petit Autrichien moustachu, peintre raté et architecte frustré, a-t-il finalement prévalu, en triomphant sur le plan éthique ? Sind wir alle Berliner ?
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Voir aussi Oliver Hilmes, Berlin 1936 : Sechzehn Tage im August, 2017. Traduit en anglais sous le titre Berlin 1936: Sixteen Days in August, 2018.
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Jérôme Prieur, Les Jeux d’Hitler. Berlin 1936, avec la voix de Denis Podalydès, diffusé sur Arte le 23 août, 2016.
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Voir Johann Chapoutot, Le nazisme et l’Antiquité, PUF, 2012.
Steven Sampson
Le démon de saint Jérôme Article
Jacques Damade La presse en parle Le démon de saint Jérôme, Lucrèce Luciani
Lucrèce Luciani : « Le démon de saint Jérôme ; L’ardeur des livres », Editions La Bibliothèque, 2018. Sur Lexnews…
Lucrèce Luciani nous livre un bien iconoclaste saint Jérôme ! Ni hagiographie ni énième Légende dorée, encore moins histoire de la Vulgate (cette traduction latine de la Bible léguée par le saint) ou des Saintes Écritures, non, Lucrèce Luciani est atteinte en ces pages de « daïmônia » de lectures et de livres, et saint Jérôme en est son meilleur daïmôn. Elle l’écrit haut et fort et le titre même de l’ouvrage en est le cri d’espoir : « Le démon de saint Jérôme ; L’ardeur des livres ». Et qui d’autre, en effet, que saint Jérôme, ce grand érudit du IVe s., ivre de connaissances avec sa soif insatiable et impénitente de lectures, de traductions, de disputatio, de commentaires, et son fort caractère, pouvait mieux convaincre et séduire ? Cependant, Jérôme de Stridon n’est nullement pour l’auteur un pur et simple prétexte, il est bien plus, mieux et au-delà de cela ! C’est une véritable projection choisie et désirée. Parcourant la vie et l’œuvre du saint homme, Lucrèce Luciani, avec une exaltation volontairement exposée, projette en effet toute sa passion des livres et de l’écriture. Ardeur, amour, passion, aucun mot ne semble assez fort pour elle ! Psychanalyste lacanienne, elle en connaît cependant, pour le meilleur et le pire, le processus et les ressorts, et en joue pour ses lecteurs à merveille. Traversant la vie de saint Jérôme, de Dalmatie en Orient, du désert de Chalcis à Rome, puis à Bethléem en compagnie du fameux lion du saint et de ses lecteurs (à moins que cela ne soit l’inverse), c’est tout son amour des livres et de l’écriture que l’auteur entend partager dans une stylisation littéraire volontiers décalée. La lecture, bien sûr, et l’écriture, toutes deux si débordantes, dévorantes et dont saint Jérôme se révéla être le plus grand pêcheur parmi les lecteurs ; mais aussi les livres eux-mêmes en ce IVe siècle, tablettes, volumen, parchemins, codex déroulés, posés, exposés, là, devant le lecteur, dans tous leurs états ! Ainsi défilent dénominations et étymologie, fabrication, rangement, circulation, lorsque saint Jérôme les écrivait, les rangeait, les convoitait et les lisait, surtout la littérature païenne au grand dam de son ami Rufin ; cela lui vaudra le fameux songe que l’on sait et sa retraite dans le désert de Chalcis… Et pourtant, de retour à Rome en 382, si Jérôme, ce saint polyglotte qui connaissait le grec et même l’hébreu, contrairement à saint Augustin, traduisit, pestant et vitupérant, pour mieux les réviser sur la demande du Pape Damase les quatre Évangiles, une partie de l’Ancien Testament et plusieurs fois le Psautier, jamais le saint homme ne put cependant s’empêcher de lâcher et de lire Cicéron ! Lucrèce Luciani entend transporter tout autant sa passion des livres au IVe siècle que son lecteur, et si le saint n’avait pas été si bien gardé par son lion (dont la légende est déjà quelque peu malmenée), Jérôme ne s’en serait peut-être pas sorti indemne ! Pour cela, elle n’hésite pas à entraîner son lecteur non seulement dans les précieux thêkê ou étranges bibliotheca de l’époque du saint, mais aussi dans les tableaux ou gravures qui le représentent, ceux de Sano di Pietro, Lotto, d’Antonello da Messina, de Colantonio ou Dürer donnés en illustration… Mais, là encore, il ne s’agit pas seulement pour Lucrèce Luciani d’apercevoir ni même de voir ces représentations, mais d’inviter littéralement son lecteur à y entrer de plain-pied, celle-ci pointant de son calame le détail qui nous avait échappé, espérant à chaque page, chaque voyage ou retraite du saint, un véritable partage avec son lecteur, une ardente communion… Au lecteur d’y consentir !
L.B.K.
Le démon de saint Jérôme de Lucrèce Luciani
Jacques Damade La presse en parle Le démon de saint Jérôme, Lucrèce Luciani
Le Lorgnon mélancolique
“Et toi mon cœur pourquoi bats-tu ? Comme un guetteur mélancolique j’observe la nuit et la mort” Guillaume Apollinaire
Le démon de saint Jérôme – L’ardeur des livres
Si Lucrèce Luciani traverse la vie du saint de manière cursive, s’arrêtant néanmoins aux dates et lieux charnières (le désert de Chalcis en Syrie, Trèves, Rome, Constantinople, Bethléem) où l’activité bibliophage de Jérôme prend une nouvelle orientation, elle réveille et dévoile autour de lui les prodromes de la pensée savante avec l’ébauche des bibliothèques, les scribes et clercs, l’émergence d’un lectorat, tout un environnement matériel (sa documentation précise est digne de la médiologie de Régis Debray) et humain qui a façonné notre culture entre Homère et Montaigne. S’attachant avec un talent certain pour l’analyse iconographique à décrypter plusieurs tableaux célèbres du saint (Sano di Pietro, Antonello da Messina, Lorenzo Lotto, Colantonio, Dürer) elle montre qu’il existe plusieurs saint Jérôme: le pénitent dans le désert et l’érudit sur son pupitre. En réalité, Lucrèce Luciani prend un vif plaisir à démolir le hiératisme un peu compassé de ces images officielles en les confrontant aux textes mêmes de Jérôme, plein d’ire, de flamme, d’emportement, d’injustice voire de folie. Le saint Jérôme qui émerge est un homme passionnément engagé pour le livre, bataillant pour son édition et sa diffusion. Figure d’homme débordé et dévoré par l’écrit, implorant ses amis de lui écrire, les chapitrant s’ils tardent à lui répondre, ferraillant avec de grosses pointures de la patristique comme Origène, apprenant l’hébreu auprès d’un érudit juif, mettant son talent littéraire au service de la nouvelle traduction biblique (après avoir tancé les évangélistes pour la médiocrité de leur style!), toujours nourri où qu’il soit, quoiqu’il arrive par la lecture de ses chers Virgile et Cicéron.
C’est peu dire que l’écriture de Lucrèce Luciani est ardente, exacerbée, versatile à l’image de son sujet et modèle. Emportée par sa verve, il lui arrive de faire de grands écarts temporels pour glisser quelques remarques bien senties sur notre époque envahie de livres mais si peu « lettrée »:
« À l’époque de Jérôme, la conversation avec les livres est un régal de promenade, le talon de l’œil bien planté dans le sol, l’arc de la pupille déployé comme une bannière, longue langue de serpent. Ça siffle et ça
Lucrèce Luciani et saint Jérôme également embrasés par les livres m’ont enflammé comme ils ont enflammé Jacques Damade. Je souhaite à tous les fols en livres de s’emparer de ce petit livre couleur de feu, le toucher, l’ouvrir pour succomber à sa rafraîchissante brûlure…
Le démon de Saint Jérôme – L’ardeur des livres de Lucrèce Luciani, Collection « Les billets de la bibliothèque », Éditions La Bibliothèque, 144 pages, 2018. LRSP (livre reçu en service de presse)
* Lucrèce Luciani Zidane est psychanalyste. Elle publie des articles et tient des séminaires dans le cadre de l’École du « Champ Lacanien » et de l’Université de Genève. En 2009 elle a publié aux éditions du Cerf L’acédie, le vice de forme du christianisme, de saint Paul à Lacan et rédigé la préface de la nouvelle édition d’Eros et Agapè d’Anders Nygren.
Illustrations: Saint Jérôme dans son cabinet de Colantonio (connu de 1440-1470) / Éditions La Bibliothèque.
Le démon de saint Jérôme de Lucrèce Luciani
Jacques Damade La presse en parle Le démon de saint Jérôme, Lucrèce Luciani
Sur une île j’emporterai
Le démon de saint Jérôme, L’ardeur des livres, Lucrèce Luciani, La Bibliothèque, 2018


Avant, je rangeais mes livres, verticalement, selon un ordre explicite, dans un endroit unique, nommé bibliothèque. Aujourd’hui, ça dépend. Parfois, mes bureaux, meuble et espace, en sont couverts, piles inégales, entassements qui ne parlent qu’à moi. En désordre, à portée de main, ils témoignent de plaisirs passés ou en promettent de nouveaux. Parfois, insupportée par l’invasion, je reprends la main. Je range. Je retrouve la couleur du plancher, mes rayonnages, un air sage et mon chat, la douce chaleur de l’ordinateur. Une longue guerre est engagée avec les livres, alternance de combats et de trêves, de plaisirs (ce qu’ils ouvrent, confortent, apaisent) et de rages (les mauvais livres dont on se débarrasse, l’infini de ceux qu’on ne pourra lire, l’oubli de ceux qu’on a aimés). Je lis plusieurs livres à la fois, picore ou dévore, j’en ai toujours deux ou trois dans mon sac, plein à côté de mon lit et je ne reviens pas sur les bureaux. L’histoire de l’objet m’intéresse. Folle de livres et de littérature, j’aime mes homologues. Saint Jérôme en était un et Lucrèce Luciani me paraît aussi bien toquée.
Dans cet ouvrage, elle explore les liens qui unissent Jérôme aux livres et à son démon, la littérature. Sujet pour érudits poussiéreux ? Pas du tout. Cultivé, vivant et drôle. Nous sommes en visite, on nous prend par la main et nous déambulons au IVe siècle aux côtés d’un Jérôme, grand lecteur, romancier, traducteur, épistolier, copiste, polémiste, plagiaire, bibliothèque humaine. S’engager dans l’activité intellectuelle de Jérôme est un vrai labyrinthe. Homme creuset des métiers du livre à une époque, joliment baptisée par l’éditeur, aube de l’écrit.
Très tôt passionné de littérature, grand lecteur de Virgile, de Cicéron, Jérôme de Stridon (347-420) est connu pour le rêve qui l’incita vers l’âge de 18 ans, à se convertir. À 26 ans, moine ermite dans le désert de Chalcis, il renonce à la littérature profane, apprend l’hébreu et se lance dans la traduction des livres saints. De retour à Rome en 382, il est chargé par le pape Damase de la traduction officielle de la Bible (celle qu’on nommera plus tard Vulgate). Fuyant les mondanités, il passe les trente dernières années de sa vie dans un monastère de Palestine, poursuivant traduction, commentaires de l’Ancien et du Nouveau Testament. Ça, c’est pour le sec biographique habituellement énoncé… L. Luciani n’en est guère friande. Psychanalyste, auteur d’un essai sur l’idée d’amour dans le Nouveau Testament (L’acédie, le vice de forme du christianisme, de Saint Paul à Lacan), elle préfère les coulisses aux beaux décors, elle aime éventrer les doubles-fonds, dynamiter les images d’Épinal.
Il en existe plusieurs sur saint Jérôme, le pénitent dans le désert et l’érudit sur son pupitre. En réalité, ça grouille sous le cerveau, ça gronde dans le corps et dans les membres ; c’est plein de livres là-dedans. On s’aperçoit mieux de cette fantastique rumeur en approchant l’oreille des textes mêmes de Jérôme. La folie des livres y galope de Rome à Bethléem. Et c’est vrai que quand on confronte ces images paisibles, presque languissantes, au vif du texte de L. Luciani, le choc thermique n’est pas loin.


Le démon de saint Jérôme est un texte foisonnant, son écriture, végétation tropicale, cheval lancé à bride abattue. Exaltée, L. Luciani se fait guide des lieux où Jérôme entreposait ses livres, jamais verticalement (la pratique n’émerge qu’au XVIIe siècle). Elle décrit les formes du livre, le codex (carnet relié avec ses feuillets de parchemin détrônant le papyrus) qui remplace peu à peu le volumen (imposant et peu pratique rouleau). Elle nous parle de ses métiers, parcheminiers (proposant leurs formats in-quarto, in-octovo), tachygraphes (littéralement, ceux qui écrivent vite, sténographes des premiers siècles), copistes, rotatives d’alors, appliqués ou distraits (redoutable époque où on soupçonne constamment le copiste de faire plus de fautes qu’il n’y a d’étoiles dans le firmament), manuscrit reposant sur la cuisse ou le genou… Pour le plaisir de la promenade étymologique, les copistes étaient aussi nommés librarius, du latin liber, désignant la matière située entre bois et écorce sur laquelle on écrivait avant la découverte du papyrus (c’est mon Robert qui parle) et qui deviendra livre et libraire. Objet et métier gardent la trace de leur préhistoire, les mots sont de précieux gardiens du temple…
Alors que notre actualité est régulièrement traversée par le doute, le questionnement sur l’ardeur contemporaine à lire, L. Luciani nous décrit un IVe siècle en pleine effervescence autour des textes chrétiens (15 à 20% des chrétiens savent lire alors). On a pu parler de diffusion de masse. Tout le monde veut lire. (…) C’est une activité furibonde, un pugilat permanent, un enjeu perpétuel. (…) Tout le monde veut en découdre, les livres sont volés aux quatre coins de l’Empire, les impostures littéraires fleurissent. (…) Notre Jérôme n’est pas en reste, demeurant comme un des plus grands plagiaires de l’Antiquité voire peut-être le plus grand, proportionnellement à l’étendue de son œuvre.
Le Jérôme qui émerge est un homme prenant position avec passion et colère pour le livre. Plaidoyer pour l’édition et la diffusion du livre, voix qui, « une fois émise, ne revient plus » (…) il faut donner à l’extérieur.Portrait d’un homme débordé et dévoré par l’écrit, implorant ses amis de lui écrire (Accorde une seule feuille de papier à l’affection !), mettant son talent littéraire au service de la nouvelle traduction biblique, distillant du merveilleux, du piquant, du pittoresque dans la vie sainte, toujours nourri par Virgile dans le désert.
L’écriture de L. Luciani est ardente, c’est peu dire, lyrique, poétique, exacerbée, riche. Emportée par sa verve et le plaisir de son beau sujet, l’auteur glisse aisément de Jérôme à elle-même (tous les fols en livres connaissent et éprouvent cet état d’émotion intense et tumultueuse. Approcher un livre désiré, le toucher, l’ouvrir est une expérience délicieuse et délirante). Lucrèce et Jérôme également embrasés par les livres. Et pour peu qu’on soit soi-même inflammable, c’est le grand incendie assuré…
Isabelle Louviot
Psychanalyste, Lucrèce Luciani est l’auteur d’un essai, L’acédie, le vice de forme du christianisme, de Saint Paul à Lacan (Le Cerf, 2009) et d’un roman, L’œil et le loup (Ornicar, 2000).
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Le rêve comme seconde vie Sud-Ouest
santiagozuluaga La presse en parle Jacobi, Michéa Jacobi, Songe à ceux qui songèrent
Livre ouvert
Gérard Guégan
Visiblement inspiré par les muses, Michéa Jacobi aime à composer d’imprévisibles familles. Et comme, en plus d’être un prosateur tout à la fois précis et allusif, il possède un vrai talent d’illustrateur, le lecteur ne peut qu’adopter chacune de ses familles. Cette fois, après Renonçants (2016), voici Songe à ceux qui songèrent. Un livre, nous prévient-il, que lui aurait suggéré la voix de Dieu sait qui. Qu’il se rassure, ce n’est certainement pas la voix de « cette sotte sagesse qui nous incite chaque soir à abandonner la partie ». Apologie du rêve, son bréviaire ne peut être que l’œuvre d’un homme déraisonnable. Ne serait-ce que parce qu’en faisant de Robert Desnos l’une de ses figures de proue, Jacobi ne cache pas son admiration pour un poète qu’Aragon, son pourtant camarade au groupe surréaliste, dénigrait en ces termes : « On imagine difficilement un homme aussi dépourvu d’idéologie et aussi satisfait de l’être ». Bref, Jacobi est un « songeur », qui a mis dans le mille en se choisissant des parents aussi singuliers qu’Artémidore d’Éphèse, collectionneur obsessionnel, ou que le marquis Hervey de Saint-Denys, « oniromaniaque éclairé ». Raymond Queneau l’en aurait félicité, lui qui, sous le couvert de dénicher des « fous littéraires », sut s’inventer des nuits où ses désirs s’accomplissaient.
Un lecteur moins averti, mais tout aussi curieux des choses de l’inconscient, fera son miel de tout ce que Jacobi, chemin faisant, nous apprend. Souvent avec humour, comme dans les portraits de « Trump Donald John, dernier enfant chéri du rêve américain » et de « Yachine, Lev, gardien de but ». Pour notre part, ce n’est pas sans délectation que nous avons découvert l’existence d’Ono no Komachi, la poétesse japonaise du IXe siècle. Ses nuits, d’un érotisme follement géométrique, lui donnaient la force d’attendre le retour de la nuit. Comment lui donner tort ? À lire, donc.
︎★★★★☆
Songe à ceux qui songèrent, de Michéa Jacobi, éd. La Bibliothèque, 176 p., 14 €.